Noms et raisons sociales au fil du temps
- Verrerie Terrat puis Terrat fils aînéNom d'UsagePériode : 1851-1857
Il s'agit de la première verrerie, fondée par un certain Terrat, et reprise dès 1853 par son fils Benoît. Elle consistait en un four à six places, et était initialement spécialisée dans les articles pour la rubanerie et la passementerie. Lors de la faillite en 1857, elle produisait des bouteilles.
- Compagnie des verreries de Grand-Croix et d'AssaillyRaison SocialePériode : 1858-1861
Aussi dénommée "François Jaboulay et Cie", cette société comprenait le petit site industriel de Benoît Terrat et une toute nouvelle verrerie à deux fours, à huit places chacun, dans le Quartier d'Assailly, sur la commune de Lorette. Les deux sites verriers étaient tout proches, de chaque côté du ruisseau Dorlay, sur lequel se trouvait d'ailleurs une prise d'eau dédiée à la verrerie. Les trois fours produisaient des bouteilles.
- Verreries de la Loire et de la DrômeRaison SocialePériode : 1862 - env. 1900
Après la faillite de "François Jaboulay et Cie", et son rachat par l'entreprise Richarme, la verrerie d'Assailly-Lorette continue à produire des bouteilles. Dès 1862 elle est intégrée au sein des "Verreries de la Loire et de la Drôme", qui regroupe les sites d'Égarande (Rive-de-Gier), Assailly-Lorette et Bourg-lès-Valence. En 1877 l'ensemble possédait 10 fours, dont un seul (sur le site de Bourg-lès-Valence) produisait du verre à vitres.
Histoire
Introduction : une terre d'industrie en quête de son verre.
Au milieu du XIXe siècle, la vallée du Gier est une cicatrice fumante et affairée creusée entre les monts du Lyonnais et le massif du Pilat. C'est le cœur battant de la première révolution industrielle française, un corridor où le charbon, extrait de ses entrailles, alimente les forges et les aciéries naissantes qui redessinent le paysage et la société.1 De Rive-de-Gier à Saint-Chamond, le vacarme des marteaux-pilons et la lueur des hauts fourneaux annoncent une ère nouvelle, celle du fer et de l'acier.3 Pourtant, au milieu de cette industrie lourde, une autre activité, plus délicate mais tout aussi exigeante, prospère dans la grande ville voisine de Saint-Étienne : la passementerie.
Cette industrie du ruban de soie, fleuron stéphanois, est une mécanique de précision qui, pour fonctionner, dépend d'une multitude de petites pièces techniques.5 Le moulinage, opération cruciale qui prépare les fils en leur donnant leur torsion et leur résistance, est particulièrement gourmand en composants lisses et résistants à l'abrasion du fil de soie.7 C'est ici qu'intervient un matériau inattendu : le verre. Loin des vitraux et de la gobeleterie, un marché de niche existe pour des pièces comme les "fuseaux", les "verres de maillon", les "carvagnoles" et surtout les "barres de verre" ou "barres de soie", des tiges polies sur lesquelles les fils de chaîne glissent avec une friction minimale pour éviter la casse.9
C'est pour répondre à ce besoin spécifique, au carrefour de la mine et du métier à tisser, que les premières verreries s'implantent à la lisière des communes de Saint-Paul-en-Jarez et de Lorette. Cet article se propose de retracer leur histoire, non pas celle des grands empires industriels qui leur succéderont, mais celle, inédite et tumultueuse, des pionniers. C'est le récit des mésaventures de la famille Terrat et de l'ambitieux François Jaboulay, deux entrepreneurs dont les échecs successifs, loin d'être anecdotiques, ont paradoxalement préparé le terrain pour l'avènement d'un géant du verre, la société Richarme.
Les pionniers de la Sicarde – La verrerie artisanale de la famille Terrat (1851-1857)
Les premières traces d'une vocation verrière
L'histoire verrière de la région ne commence pas dans les annuaires du commerce, qui restent muets sur le sujet en 1853 et 1854, mais dans les registres d'état civil.9 Le recensement de 1851 pour la commune de Saint-Paul-en-Jarez révèle l'existence d'un petit noyau de professionnels du verre. Au quartier de Grand'Croix, on trouve Pierre Rousset, verrier de 42 ans. Plus significatif encore, dans le hameau de la Sicarde, un lieu-dit qui deviendra le berceau de cette industrie, résident deux familles de verriers voisines : celle de François Carron, 48 ans, et celle de Pierre Terrat, 42 ans, qui vit et travaille avec son fils Benoît, âgé de 28 ans. La présence de ces artisans confirme une implantation antérieure à toute reconnaissance officielle.9 La naissance, le 1er octobre 1852, de Claude Roche, fils du verrier Jean Roche "demeurant à la Sicarde", ancre définitivement ce hameau comme le point d'origine de l'aventure.9
Le recensement de 1856 vient affiner ce portrait et témoigne de la précarité de l'entreprise. À Saint-Paul-en-Jarez, seul Benoît Terrat, désormais âgé de 34 ans, est encore recensé comme verrier. Il vit avec sa femme, Antoinette Bertholon, et leurs deux jeunes fils. Son père, Pierre, n'habite plus là, suggérant un décès ou un départ. Fait notable, son voisin est un mineur piémontais du nom de Bernard Tibi, un patronyme qui réapparaîtra dans l'acte de faillite. On trouve bien trois autres verriers, tous frères, mais ils sont très jeunes : 15, 13 et 9 ans ! À Lorette, la main-d'œuvre est tout aussi clairsemée : on trouve Charles Verzier, verrier de 43 ans, et son fils Benoît, 16 ans, dans le quartier de Côte Granger, ainsi que François Carron, 50 ans, désormais pensionnaire à Assailly.
Ces chiffres confirment le caractère extrêmement modeste de l'entreprise. Avec une poignée d'artisans dispersés, sans logements ouvriers dédiés, la verrerie Terrat n'était probablement rien de plus qu'un simple four installé dans la cour d'un bâtiment d'habitation. Cette échelle artisanale explique pourquoi, lors de sa liquidation, personne ne se pressera pour la racheter, même à un prix dérisoire. L'absence de François Jaboulay et de son associé Villard dans ce recensement de 1856 est également révélatrice. Elle suggère qu'ils ne sont intervenus qu'à la toute fin de l'exploitation, probablement recrutés dans une ultime tentative de sauvetage de l'atelier chancelant.
Une production au service des passementiers
L'entreprise familiale des Terrat sort de l'ombre le 4 mai 1853, lorsqu'une annonce parue dans le journal L'Industrie mentionne "Terrat fils aîné" comme propriétaire d'une verrerie à Saint-Paul-en-Jarrêt, en partenariat commercial avec M. Chambeyron-Moussy, un manufacturier verrier à Outrefurens, près de Saint-Étienne. Ils établissent des dépôts à Montaud et Saint-Étienne pour distribuer leurs produits.9 L'almanach du commerce de 1855 précise la nature de cette production : elle est double. D'un côté, une fabrication générale de "bouteilles de toutes qualités" et de "cruches à bières" témoigne d'une volonté de capter le marché local. De l'autre, une liste d'articles hautement spécialisés confirme la vocation première de l'atelier : "fuseaux et barres pour la rubanerie, verres de maillon, barbin, carvagnoles pour le moulinage". L'entreprise des Terrat est avant tout une industrie de support, intimement liée au tissu économique stéphanois.9
Chronique d'une faillite annoncée : l’expropriation de Benoît Terrat
Cette aventure entrepreneuriale trouve une fin brutale. Le 17 juin 1857, le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire annonce la "Vente par expropriation forcée" des biens appartenant à Benoît Terrat, le fils, désormais qualifié de "propriétaire et maître de verreries".9 C'est lui qui porte le poids de la faillite, suggérant une transition de pouvoir malheureuse ou une conjoncture économique défavorable.
La description des biens saisis pour l'adjudication du 8 juillet 1857 dresse le portrait d'un établissement modeste. Il s'agit d'un complexe artisanal intégré, comprenant une maison d'habitation sur deux étages, une cour, une écurie, un magasin et, attenante, la verrerie. L'outil de production est simple : "un four à fondre à six places et les fours à recuire les bouteilles". Cette dernière mention souligne que le fils Terrat a tenté de sauver son entreprise en décidant de se concentrer sur un article très demandé et facile à fabriquer : la bouteille. La mise à prix de l'ensemble, fixée à seulement 5 000 francs, souligne la précarité de l'entreprise et sa faible valeur.9
Cependant, une phrase discrète dans l'annonce légale révèle une situation bien plus complexe qu'une simple faillite. Il est précisé que "la verrerie est actuellement exploitée par les sieurs Villard, Jaboulay et compagnie".9 Cette mention est capitale : elle indique que François Jaboulay, le futur repreneur, n'est pas un inconnu. Il opère déjà sur le site avant même que la propriété de Terrat ne soit liquidée. Ce n'est donc pas une simple succession, mais une transition qui s'apparente à une prise de contrôle. Jaboulay a pu être un créancier majeur de Terrat, prenant en gestion l'outil de production pour tenter de sauver sa mise, ou un locataire dont les revenus n'ont pas suffi à éponger les dettes du propriétaire. Quoi qu'il en soit, au moment de la vente, il connaît parfaitement les lieux, leurs faiblesses et leur potentiel. Une connaissance intime qui va nourrir des ambitions bien plus vastes.
Le rêve industriel de François Jaboulay – Grandeur et décadence (1857-1860)
Un changement d'échelle radical
Avec la disparition de l'entreprise Terrat, François Jaboulay passe du statut d'exploitant à celui de bâtisseur. Son nom apparait dans l'Almanach du commerce de 1858, confirmant la reprise de l'établissement Terrat l'année précédente. On le retrouve dans les éditions de 1859 et 1860. Mais c'est fin 1858 qu'il constitue officiellement la société "François Jaboulay et Compagnie", qui opérera sous la raison sociale "Cie des verreries de Grand-Croix et d'Assailly".9 L'ambition est sans commune mesure avec l'atelier précédent. Alors que l'affaire Terrat était évaluée à 5 000 francs, Jaboulay et ses associés lèvent un capital social de 150 000 francs en novembre, porté à 180 000 francs dès le mois de décembre. La structure juridique choisie est celle d'une société en nom collectif et en commandite par actions. Jaboulay est le seul gérant, "seul associé en nom collectif et seul gérant responsable indéfiniment", ce qui lui confère les pleins pouvoirs mais fait peser sur lui l'intégralité du risque en cas d'échec.9
Le complexe à deux têtes : modernisation et expansion
La stratégie de Jaboulay est double. Il conserve et, sans doute, modernise l'ancien site de Terrat à Grand-Croix, le spécialisant définitivement dans la production de bouteilles. Mais son projet phare est la construction ex nihilo, juste de l'autre côté du ruisseau du Dorlay, sur la commune voisine de Lorette au lieu-dit Assailly, d'une verrerie entièrement nouvelle. Ce site, plus vaste et moderne, est conçu pour la production de masse. Suivant en cela son prédécesseur, il abandonne le marché de niche de la passementerie pour se concentrer sur le verre creux, un secteur en pleine expansion.13 Dès juin 1859, les deux verreries sont opérationnelles, formant un complexe industriel à cheval sur deux communes, deux sites séparés par le Dorlay mais reliés par le pont de Doraly qui enjambe le ruisseau. Ce pont se trouvait sur la route impériale de Lyon à Saint-Étienne, actuelle rue Jean Jaurès à Grand-Croix et Antoine Durafour à Lorette. Plus tard, c'est sur cette route que sera mis en service le tramway à vapeur le 16 novembre 1882. On aperçoit ce pont, et les voies du tramway, sur la carte postale ci-dessous datant du début du XXème siècle : la nouvelle usine de François Jaboulay se trouvait au-delà du pont, sur la gauche après le grand bâtiment.
La fuite en avant et l'effondrement fulgurant
L'entreprise semble lancée sur une trajectoire ascendante. Le 2 juin 1859, une annonce convoque les actionnaires en assemblée générale extraordinaire "pour aviser au moyen de donner de l'extension aux affaires de la société".9 Loin de consolider ses acquis, Jaboulay cherche déjà à croître davantage. En août de la même année, la société acquiert même de nouvelles parcelles de terrain à Lorette.9
Cette fuite en avant s'arrête net. Moins d'un an plus tard, le 12 avril 1860 (un mois avant que la commune de Grand-Croix ne soit fondée, le 9 mai 1860, sur des territoires détachés des communes de Cellieu et Saint-Paul-en-Jarez), une annonce dans le Mémorial acte un retournement de situation spectaculaire. L'assemblée générale des actionnaires du 28 mars a "démis de ses fonctions" le gérant François Jaboulay. La société est mise en liquidation, et un liquidateur, M. Jean-Baptiste Chavanne, est nommé pour régler les comptes "contradictoirement avec M. François Jaboulay", une formule juridique qui trahit un conflit ouvert entre le gérant et ses commanditaires.9
L'effondrement de l'entreprise en moins de deux ans, malgré un capital de départ considérable, s'explique par une conjonction de facteurs défavorables. D'une part, la construction d'une usine moderne et le pivot vers un nouveau marché ont dû consommer le capital à une vitesse effrénée, nécessitant des retours sur investissement rapides que l'entreprise n'a manifestement pas obtenus. D'autre part, le contexte économique était particulièrement hostile. Jaboulay a lancé son projet d'expansion massive fin 1858, dans le sillage de la crise financière mondiale de 1857, qui a durement touché l'économie française, raréfiant le crédit et contractant la demande industrielle.15 L'appel à "donner de l'extension" en 1859 était probablement moins le signe d'une santé florissante qu'une tentative désespérée de lever de nouveaux fonds pour combler un besoin de trésorerie abyssal. Face à un investissement qui virait au gouffre financier dans un marché déprimé, les actionnaires ont paniqué et coupé la tête de l'entreprise.
À l'encan – Anatomie d'une liquidation (1861-1862)
La vente des actifs
La liquidation de la société Jaboulay et Cie s'opère en deux temps. Le 17 mars 1861, les biens mobiliers sont mis aux enchères. L'inventaire offre une plongée fascinante dans le stock et l'équipement d'une verrerie de l'époque : environ 117 000 bouteilles de toutes formes ("parisiennes, bordelaises, bourguignonnes, champenoises, anglaises"), une machine à vapeur avec sa chaudière, un ventilateur, des grues, des outils de forge, des matières premières comme les "terres de Bollène et calcaires", et du matériel de transport.9
C'est cependant la vente des biens immobiliers, annoncée le 23 juillet 1861, qui révèle toute l'ampleur du projet et de sa débâcle. Le document, d'une précision remarquable, détaille les cinq lots mis en vente et permet de reconstituer une véritable "photographie" des installations.9 La comparaison entre l'ancien site de Terrat (Lot n°3) et la nouvelle usine d'Assailly (Lot n°1) est éloquente et met en lumière la disproportion des deux sites et la catastrophe financière. La nouvelle usine (mise à prix de 30,000 francs) était évaluée à six fois la valeur de l'ancienne (5,000 francs). Surtout, le prix de vente final de l'actif principal, environ 21 175 francs, représente à peine 12% du capital initial de 180 000 francs investi par les actionnaires, illustrant une perte de près de 90% de la mise de départ.9
Le drame des enchères
La première tentative de vente, le 18 août 1861, est un échec cuisant : les deux verreries ne trouvent pas d'acquéreur, signe d'un marché atone. Les liquidateurs sont contraints d'organiser une nouvelle adjudication le 13 octobre, en divisant les mises à prix par deux.9 C'est alors qu'un acheteur stratégique entre en scène. Le 10 novembre 1861, une annonce de "vente ensuite de surenchère" est publiée, mais uniquement pour le lot n°1, la grande verrerie moderne d'Assailly. L'ancienne usine de Terrat n'intéresse personne. Un ou plusieurs enchérisseurs se sont manifestés pour l'outil de production le plus performant, faisant monter la mise à 21 175 francs.9 Cette stratégie est typique d'un acteur industriel puissant qui a attendu que les prix s'effondrent pour acquérir un actif de premier choix à vil prix. Cet acheteur, qui est sans nul doute la société Richarme Frères, a ainsi laissé la liquidation suivre son cours, pour ne se positionner qu'au moment le plus opportun, s'offrant une usine neuve pour une fraction de son coût de construction.
Conclusion : un terreau fertile pour l'empire Richarme
L'histoire des premières verreries de Grand-Croix et Lorette est celle de deux échecs emblématiques des défis de l'industrialisation. L'entreprise de Benoît Terrat illustre les limites du modèle artisanal, trop dépendant d'un marché de niche et manquant des capitaux nécessaires pour évoluer. L'épopée de François Jaboulay, quant à elle, est une parabole sur les dangers d'une croissance trop rapide et mal maîtrisée. Son ambition démesurée, couplée à un contexte économique défavorable et à une gestion qui a manifestement conduit à une rupture de confiance avec ses investisseurs, a provoqué un effondrement aussi spectaculaire que son ascension avait été rapide.
Ces deux faillites successives ont cependant laissé un héritage inattendu. Elles ont créé une opportunité exceptionnelle pour un acteur déjà dominant et financièrement robuste. En acquérant l'usine moderne d'Assailly en 1861 pour une somme dérisoire, la société Richarme Frères, déjà un poids lourd de la verrerie à Rive-de-Gier, a réalisé une opération magistrale.17 Elle a pu intégrer sans délai cet outil de production à son réseau en expansion, qui deviendra dès l’année suivante les "Verreries de la Loire et de la Drôme".17
Le sort des deux sites est alors scellé. La petite verrerie de Grand-Croix, jugée obsolète, fut très certainement démantelée peu après son rachat.9 L'usine moderne de Lorette, par contre, fut exploitée pendant plus de trente ans, néanmoins sans bénéficier des investissements majeurs réservés au site principal d'Égarande, comme les fours à fusion continue Siemens installés en 1877. Sa valeur comptable en 1891 n'était plus que de 20 000 francs, et sa fermeture intervint avant 1900.9 Le récit des infortunes de Terrat et Jaboulay n'est donc pas une simple anecdote locale. Il constitue le chapitre fondateur, et jusqu'ici méconnu, qui explique comment, sur les ruines des ambitions et des échecs des pionniers, s'est bâti un véritable empire du verre.
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